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La fracture numérique ou la nouvelle trouvaille
Et l’on m’a dit que j’étais fracturé, ou du moins, que je vivais dans la partie fracturée du village planétaire, sa patrie africaine.
Quelle fracture ?, demandais-je
La fracture numérique, me répondit-on.
Qu’est-ce alors que cette fracture ?, répliquais-je.
Et on me répondit que j’étais désavantagé dans l’accès
aux moyens modernes de communication et d’information.
De quelle Afrique m’accusez-vous ?
De l’Afrique du tam-tam des forêts de légende ?
De celle du balafon des brousses piquetées d’arbres centenaires ou de celle de la kora bruissante comme l’herbe des savanes sous le vent d’harmattan ?
Ou encore de celle de la fusion émotionnelle aux rythmes des djembés et des pas de danse sur la terre nue ?
En Europe, me dit-on, chaque ménage a son téléphone, et presque tous ont des connexions Internet à domicile, s’il vous plaît !
Sans parler des enfants qui vont à l’école, le téléphone cellulaire en main, afin que leur maman puisse les avoir à portée de voix. Quand ils copient, ce n’est pas leur œil qui traîne sur le cahier du voisin. C’est leur oreille qui est le réceptacle de l’écho du monde.
Je leur répondis : Où est le problème ?
C’est le choix de l’Occident d’avoir des téléphones partout !
Laissez-moi tranquille avec vos nouveaux faux problèmes !
Je ne vous ai rien demandé, ce que je vous demande, vous ne voulez pas m’aider à l’obtenir !
Je vous demande : Apprenez-moi à pêcher !
Ne m’envoyez pas vos sacs de farine de poisson avariée.
Avez-vous peur que je devienne aussi riche que vous et que personne n’ait plus besoin de vous ?
Que désirez-vous ?, me demanda t-on.
De vous le répéter m’éreinte, et la lassitude de ma voix faisait écho à leur fatigue. Enlevez de sur ma tête le poids de la dette qui courbe mon échine et me fracture le dos !
Aidez-moi à creuser un puits afin que je puisse boire de l’eau potable ; aidez-moi à lutter contre les marchands d’armes qui font de nos jeunes enfants des machines à tuer.
Aidez-moi à construire la piste rurale qui me permettra d’acheminer mes tomates au marché d’à côté, et que mes enfants dévorent eux aussi la longue distance qui sépare l’école de ma maison.
Aidez-moi aussi à lutter contre tous ces produits étrangers subventionnés, aidés, promus, en surplus, qui aggravent le poids de la dette, perturbent notre production, décourage nos paysans, et parfois les ruine : leurs activités périclitent, leur horizon se bouche, leur désespoir grandit,
Chaque enfant qui naît chez moi est déjà endetté, alors que chez vous, vous lui apportez déjà des cadeaux
Et des fleurs au berceau.
A la naissance, la vraie fracture est déjà là.
Et la fracture numérique que fait-on avec ?
J’entendis leur protestation et répondis :
Laissez-la encore se creuser davantage, parce qu’elle existera tant que ceux de la ville auront de meilleures conditions que ceux du village, tant qu’à l’intérieur d’une ville il y aura des écoles pour riches et des enfants efflanqués, mendiant à chaque angle de rue.
La fracture sociale est le creuset de votre fracture numérique.
Car, si la règle mathématique : “ un téléphone par habitant ”, chez vous est un acquis,
“ Un téléphone par village ” nous satisferait amplement.
N’inventez donc pas de nouveaux concepts pour nous embrouiller davantage. Vos cris d’orfraie voudraient-ils me faire oublier mes priorités, qui sont d’éveiller les consciences de mes semblables afin qu’ils prennent leur destinée en main ?
Préoccupez-vous donc de vos préoccupations
et laissez-nous gérer les nôtres.
Sylvestre Ouédraogo dans "L’ordinateur et le Djembé, entre rêves et réalités," édititions l’harmattan, Paris 2003.